Caen, le 2 juin 1899.

(33, rue des Jacobins)

Monsieur,

Je vous remercie de l’envoi de votre triage à part, et plus encore de l’article[1] que vous avez bien voulu consacrer à ma controverse avec M. Brunetière[2]. C’est pour moi un honneur inattendu que devoir rendre compte d’une simple polémique de journal dans une Revue savante, et par l’homme du monde le plus autorisé à trancher un tel débat, J’avais déjà reçu l’approbation de plusieurs philosophes français bien mieux versés que moi dans la philosophie de Kant[a]; mais aucun suffrage | ne pouvait m’être plus précieux que celui d’une Kantien d’un compétence universellement reconnue. Je suis heureux de retrouver sous votre plume des arguments que je n’ai pas voulu émettre publiquement, par ménagement pour moi ancien maître, mais que j’ai employés dans une lettre privée adressé au directeur de Temps pour clore le débat: à savoir, qu’aucun des auditeurs de M. B. n’a pu se doutes, en entendant qualifier Kant du «plus pacifique des hommes,» qu’il était l’auteur d’un traité Pour la paix perpétuelle; ou encore: que c’est M. B., et non par moi, qui c’est[b] «emparé» d’une phrase isolée de l’auteur pour lui imputes ses propres opinions. Je suis confus de la manière trop élogieuse dont vous | appréciez mes répliques; mais je dois reconnaître que vous avez jugé avec beaucoup de justesse les arguments er les «manœuvres» de M. B. J’admire comme vous êtes bien informé de notre politique intérieure, et comme vous savez discernes la tendance et l’esprit de la campagne de M. B. (bien mieux, hélas![c] que certains de nos collègues, qui en sont encore dupes).

Sur le fond de la questions, je me félicite d’être d’accord avec vous, et j’applaudis à la critique que vous faites, par la même occasion, de la brochure du baron de Stengel. Cet accord n’a rien d’étonnant, puisqu’il provient de l’inspiration commune de Kant. J’avoue que, pour ma part, (tout en étant, comme vous le dites, indépendant de toute secte)[d] | plus j’étudie Kant, et plus j’apprécie la force et la profondeur de sa doctrine. Quoi qu’en dise M. B., j’estime qu’on peut être disciple de Kant et en même temps bon Français (aussi bien que bon Allemand); j’ajoute même que les patriotes éclairés des deux pays peuvent et doivent se mettre d’accord sur l’idéal kantien de la Paix par le Droit. Je ne me crois nullement internationaliste pour me nourrir de la science et de la philosophie allemandes et tacher d’en faire profiter la pensée française dans la mesure de mes forces; et je crois que les «intellectuels»[e] de toutes les nations peu vent contribuer beaucoup à l’harmonie et à la bonne entente des peuples en entretenant et développant les relations scientifiques internationales, dans l’intérêt bien entendu de leurs patries respective. C’est dans ces sentiments que je vous prie de agréer, Monsieur, avec mes remercîments; l’expression de ma haute et respectueuse considération.

Louis Couturat |

P. S. Je profite de cette occasion pour remercier les Kantstudien du bien veillant compte-rendu de mon livre sur l’Infini mathématique. Il suffit[f] d’en parcourir la Bibliographie pour voir tout ce que je dois aux travaux de Cantor et de Dedekind. J’étudie à présent la Logique algorithmique chez les auteurs allemands, anglais, américains et italiens, et je médite d’écire sur ce sujet un ouvrage où je m’inspirerai surtout de la magistrale Algebra der Logik[g] de M. Schröder. C’est à ces études «internationales» que je fais allusion plus haut[h].

– J’espère que vous avez envoyé votre article à M. Brunetière. Il n’en sera pas flatté, à moins que, en sa qualité de nationaliste pour qui tout témoignage étranger est suspect, il ne s’en fasse honneur!